
J’aimerais que ce petit livre témoigne de mon passage sur terre. Que reste-il, en effet, d’un être humain après sa mort, comment témoigner de ce qu’a été sa vie, comment comprendre la marque qu’il a imprimée chez ses proches, sinon en leur faisant partager des souvenir, des anecdotes, en tentant d’exprimer au plus juste ce qui n’a pu être dit ?
On appelle cela des Mémoires, c’est un chemin sinueux qui se parcourt à deux : je m’adresse d’abord à moi-même, car j’ai besoin de faire en toute franchise le bilan de mon existence, et pour cela j’ai demandé à quelqu’un de rassembler les fruits épars de ma mémoire et de les mettre en forme. Ce travail accompli, car c’en est un, je vous tendrai la version imprimée de ce miroir de mon âme où vous trouverez, je l’espère, quelques clés de compréhension de ce qui a guidé mes actes.
Chaque personne a un parcours de vie différent ; est ce que le mien a été plus difficile ou plus heureux que celui d’une autre personne ? je ne sais pas le dire et vous laisse en juger. Est-ce que j’ai eu de la chance, ou bien est-ce que j’ai su la provoquer ? Est-ce que j’ai saisi toutes les opportunités qui se présentaient, à côté de quelles occasions suis-je passé ? Quelles ont été mes joies, mes secrets, mes drames profonds ? Vous le savez, j’ai un défaut, j’aime provoquer. J’appelle les choses par leur nom, ça m’a parfois joué parfois de mauvais tours, mais je trouve plus honnête de dire les choses franchement, telles que je les ressens et je m’en excuse par avance auprès de ceux que je pourrais heurter. Et vous le savez aussi, je suis misanthrope, je crois bien que je l’étais déjà dans le ventre de ma mère, mais il y a quelques raisons à cela.
Cela peut paraître bizarre, mais quand on était gosses, on aimait voir les bombes traçantes déchirer le ciel du soir, c’était joli. On se pressait pour les voir, et pourtant ça faisait des dégâts. Un soir, des avions tournaient au-dessus de la tranchée où nous devions nous réfugier en cas d’attaque ; alors on s’est précipités, on a dit « vite, vite », et on est repartis à la maison en se disant « tant qu’à mourir… » et on a bien fait parce que la bombe est tombée au ras de la gendarmerie, vraiment tout près ; on a sacrément eu de la chance. Aussitôt qu’on entendait un avion, on se précipitait sous la table pour se protéger ; sinon, il parait qu’il faut se mettre dans un angle de pièce parce que les angles de mur résistent toujours mieux. On vivait vraiment au jour le jour. Je me souviens que lorsqu’on était au lycée, et alors qu’il avait ré-ouvert depuis peu, une bombe avait explosé pendant la nuit emportant la garde-barrière qu’on a retrouvée propulsée au fond d’un trou. Eh bien, nous, le lendemain en sortant de classe, on s’est tous précipités pour aller voir cette personne qui gisait au fond du trou, on s’est arrêté et on a longuement regardé, mais on n’est pas descendu dans le trou. Elle était morte, bien sûr et c’est le souffle du bombardement qui l’avait envoyée là-dedans ; on était quand même inconscients… et ça ne nous faisait plus rien, c’est complètement dingue la guerre !

J’ai connu Robert, qui faisait son service militaire en Allemagne, dans un bal la veille ou l’avant-veille de son départ. C’était pour je ne sais quelle fête à laquelle je tenais à participer : alors je suis sortie du lycée, j’ai pris ma douche en vitesse et je suis allée au bal qui se tenait dans une salle des fêtes. C’est là que Robert est venu me chercher pour danser : on s’est présentés et j’ai vite compris qu’il avait horreur de danser car il m’a marché sur les pieds toute la soirée. Le lendemain, la fête continuait et nous nous sommes revus : on a dansé ensemble tout l’après-midi et j’ai dû supporter les pieds de Robert ! Hélas, le surlendemain il rentrait en France puisqu’ il avait déjà fait dix-huit mois en Allemagne et il avait fini son service militaire. De plus, il fallait qu’il rentre car il avait ses parents à charge, enfin il était chargé de famille, comme on disait alors. On a correspondu un certain temps, puis ça s’est arrêté, et on s’est perdus de vue. Mais un jour que je ne savais pas quoi faire, je m’embêtais et je me suis dit « tiens, si j’écrivais à Robert, je vais bien voir s’il est toujours en vie ».
Je lui ai écrit et j’ai eu une réponse ! Mon frère que j’avais mis dans la confidence a été arrangeant et m’a proposé : « Puisque tu n’as pas pris de vacances depuis longtemps, pars, vas le rejoindre et moi je vais m’occuper de la librairie ». C’est comme ça que je suis partie pour la France ! Contrairement à Robert, moi je pouvais me déplacer facilement et comme j’avais travaillé j’avais un peu d’argent. Alors j’ai pris le train et j’ai débarqué à Bordeaux où je suis restée un mois. On est allé voir un de ses copains à Hourtin qui nous a hébergés, enfin qui nous a autorisés à coucher dans le foin, et évidemment ça s’est passé là…
Ensuite on est partis camper à Andernos, et on a passé de bonnes vacances, merveilleuses même, car j’étais libérée de mes parents. Il faut dire que j’avais 23 ans et je me suis dit « flûte, il faut en profiter, je peux mener la vie que je veux, après tout ». On a fait le tour de la presqu’île du Cap ferret à pied et à vélo : on n’avait qu’un vélo pour deux, celui de Robert avec lequel il allait faire la classe, son Pégase, comme il l’appelait. Robert pédalait et moi j’étais assise sur le guidon : un jour qu’on roulait comme ça, on a pris un PV. On s’en fichait, on était jeunes, on était amoureux, et à ce niveau, croyez-moi c’était une réussite, on s’entendait vraiment bien, et ce sont de bons souvenirs !


Ma mère était originaire d’Aubagne, où son père était commerçant ; il avait développé une affaire de famille, un magasin d’étoffes que tenaient déjà ses parents dans le vieil Aubagne, et qui avait prospéré jusqu’à la première guerre mondiale. En 1900, mon grand-père avait acheté un pâté de maisons, ou plutôt de masures qu’il avait rasées pour construire un magnifique immeuble où il avait installé son magasin sur trois niveaux, ainsi que l’appartement familial au dernier étage. Au sous-sol il y avait la laine et toutes les toiles pour faire les
matelas et les coussins ; à l’époque les matelas étaient fabriqués à la main avec la laine des moutons, car il ne faut pas oublier que nous étions dans une région d’élevage. Au rez-de-chaussée il y avait toutes les cotonnades traditionnelles et à l’étage les soieries, les lainages et les mouchoirs. J’ai encore des images vivaces de ce magasin et de la grosse balance qui servait à peser la laine pour la fabrication ou la réfection des matelas. Mon grand-père tenait cette affaire avec mon oncle maternel, et après sa première attaque, mon père est venu aider mon oncle dans la gestion de l’affaire. Mon père avait alors la cinquantaine et je pense qu’il a fait une grosse bêtise à s’associant à l’entreprise familiale. Mon grand-père et mon oncle maternels, puis par la suite mon père, avaient développé une forme de commerce, la vente à domicile, où ils allaient au-devant du client.
Ils avaient cinq ou six commis-voyageurs 1 qui rayonnaient dans toute la région pour proposer la marchandise du magasin. Ils transportaient des malles pleines d’échantillons, prenaient les commandes qu’ils revenaient ensuite livrer la semaine suivante. Ce commerce a été florissant jusqu’à la deuxième guerre, puis il est devenu difficile voire impossible de reconstituer les stocks de tissus qui ont été rapidement épuisés et il leur a été impossible de renouveler l’intégralité de la marchandise. Le déclin du magasin, commencé durant la guerre, s’est poursuivi avec l’arrivée de l’automobile, et finalement le changement du mode de consommation en a eu raison. En effet, ce type de négoce a très bien fonctionné tant que les gens n’avaient pas de voitures, mais après-guerre, les clients ont pris goût à venir faire leurs courses en ville et cette méthode de vente à domicile n’a plus répondu aux besoins de la clientèle et il a fallu se résoudre à liquider l’affaire.
Notre quotidien était ponctué par la présence de tous les petits métiers qu’incarnaient des personnes qui ont marqué durablement mon enfance. Ainsi la douceur de notre maison tenait pour beaucoup à la présence deux fois par semaine de notre lingère, une vieille-fille protestante, qui sans jamais mettre les pieds au temple connaissait la Bible par cœur et nous en citait des versets pour illustrer les événements quotidiens. Elle avait un langage très imagé, beaucoup de bon sens et de sagesse, et elle était pleine d’humour. Elle habitait dans la
vieille ville et avait pour voisinage une maison close : elle nous amusait en nous racontant les anecdotes de ces dames ou les échanges qu’elle avait avec ses voisines. Elle évoquait régulièrement sa mère, nous parlait de ses déboires et des hommes qui l’avaient abandonnée avec deux enfants à élever. Elle-même se consolait avec sa bouillote qu’elle désignait par un « mon homme » ; elle la remplissait d’eau chaude chez nous avant de rentrer chez elle, dans ce qu’elle appelait son « tristé 2 », sans confort.
La blanchisseuse venait également chaque semaine faire la lessive puisque la machine à laver n’existait pas. Le lundi matin, elle savonnait le linge et mettait « le blanc » à bouillir dans la lessiveuse sur la cuisinière à charbon. Elle revenait le mardi matin pour frotter et rincer le linge que l’on étendait ensuite au jardin. L’hiver le linge gelait, ce qui m’enchantait car il devenait tout raide et donnait l’impression de tenir tout seul.
Il y avait aussi les tournées quotidiennes de la laitière, du facteur, du livreur de journaux, du glacier, et de toutes sortes de marchands ambulants. Chaque matin la laitière passait livrer le lait de ses vaches, qui était stocké dans de grands bidons attachés sur sa voiture tirée par un âne ; puis c’était le tour du livreur de blocs de glace car nous n’avions pas de frigidaire et bien sûr le lait stérilisé n’existait pas. Le facteur, quant à lui, faisait plusieurs tournées par jour. Beaucoup de gens étaient abonnés à des journaux ; c’était les seuls médias d’information puisque la télévision n’avait pas encore fait son apparition dans les foyers et peu de gens possédaient un poste de radio ; chaque journal avait son feuilleton quotidien et les enfants avaient déjà droit à leur épisode de Mickey.
Les informations se transmettaient par courrier, écrit la plupart du temps à la main avec un porte-plume trempé dans l’encrier car le stylo-bille n’existait pas, par télégramme pour les annonces urgentes et de manière tout à fait exceptionnelle on pouvait aller téléphoner à la poste : on passait par l’intermédiaire de la préposée du guichet de poste qui composait le numéro, généralement à deux chiffres, et transférait la communication dans une cabine, ou qui se mettait en contact à distance avec une opératrice qui établissait la connexion. Seuls quelques très rares privilégiés possédaient un téléphone chez eux, manuel ou à câble.

Merci Jacqueline,
Un jour à Nîmes chez les XXXX,
J’ai rencontré une charmante demoiselle,
Et tout de suite mon cœur m’a dit : c’est elle !
Celle à laquelle tu devrais unir ta destinée.
Plusieurs fois, je l’ai retrouvée : à Nîmes, à Paris
Au bord de la mer, dans les rochers près de Bandol,
Mais surtout et bien souvent dans un coin de paradis :
Un bois de beaux chênes, rempli de cailloux au sol.
Un mas était niché au fond de ce bois, une belle demeure
Où Jacqueline aimer à passer bien des jours de sa vie.
Et c’est là, dans ces bois, qu’un jour elle me répondit oui
Et que naquit alors et pour toujours mon grand bonheur.
Nous décidâmes notre union sous le regard des chênes,
Voulant qu’elle ait comme eux, une grande vigueur,
Puis l’ayant scellée en mairie de la signature de rigueur,
Nous partîmes suivre notre route, au fil des jours qui s’égrènent.
Au cours de notre long voyage, il y eut des moments de tristesse,
Mais combien de moments de bonheur et de joie furent accumulés !!!
Et, gardant au fond du cœur le souvenir de ceux qui nous avaient quittés,
Nous avons profité de ces moments heureux, renouvelés sans cesse.
Si, de ce long périple, vous voulez connaître le sinueux déroulement,
Dans un petit recueil vous trouverez les évènements marquants.
Nous y contons notre marche qui, de jeunes mariés que nous étions,
Nous a conduit à nous retrouver à vingt maintenant, lors de nos réunions.
Aujourd’hui, cinquante et un ans après, le bonheur est toujours là, bien présent,
Et lorsque je me trouve dans ses bois et sa demeure d’antan,
Je pense à la fée que j’y ai rencontrée et qui, à ma présence a souri
Et du fond du cœur, je lui dis : « chère Jacqueline, un très grand merci ! »
